Tir ami ou ce qu’une lesbienne trans noire devrait être

( Ce texte a été écrit pour une communication lors de la journée d'études trans* sur la sexualité organisée par Ruby Faure (LEGS- Univeristé Paris 8) à Paris 8 le 20/05/2023 dans le cadre du séminaire de philosophie et d’études de genre : “Penser la sexualité : perspectives queer/trans* et antiracistes”.)


 Introduction

L’objet de cet exercice d’auto-ethnographie est de proposer des pistes de réflexion sur la manière dont une combinaison de régimes de surveillance et de rappel à l’ordre ont façonné mon rapport à l’intimité, notamment dans l'espace public. L'exercice me permet de mettre en lumière les conditions qui informent mon point de vue situé, notamment dans le rapport à l'intimité et  à l'espace public.

Reconnaître que les conditions géopolitiques, économiques et culturelles façonnent nos expériences et nos trajectoires de manière particulière nous permet d’affirmer que notre manière de produire de nouveaux savoirs et connaissances est étroitement lié au positionnement. Nos pratiques de production de connaissances ont une couleur et une localisation. ( Bouqentar, 2021) 

En retour, je pose aussi la question du rôle joué par les milieux universitaires et des milieux queer dits affinitaires dans cette surveillance. En effet, en étant confrontée régulièrement à des approches revendiquant des points de vue situés, queer ou trans, je constate que la tentation reste forte de produire un sujet queer ou trans universel. En effectuant un retour sur différentes expériences vécues, je me propose d'analyser à travers mon cas particulier comment les processus de production de savoirs militants et universitaires basés sur une illusion affinitaire accentuent la marginalisation tout en manquant les stratégies et géographies de "marronnage".

La perspective est donc celle d’une femme trans noire lesbienne à la peau dite claire née dans le Nord de la France au début des années 70, d’une mère guadeloupéenne et d’un père blanc français.

Dans cette introduction, je souhaite rappeler quelques éléments de la grande histoire qui me précède.
En Guadeloupe, les personnes esclavisées étaient rassemblées sur l’habitation, ces plantations de petites tailles que l’on trouve dans les Petites Antilles : 


Toutefois, les habitations se caractérisent par une présence sur place du maître, qui entretient fréquemment une relation d’autorité et de proximité avec son personnel, contrairement aux plantations où la représentation du maître par un gérant distancie sa relation avec les esclaves. (Duchêne, 2016)


Ces lieux étaient organisés selon une logique forte de contrôle sociospatial, un projet panoptique, où les personnes esclavisées n’avaient pas les moyens de protéger leur intimité. Dans ce contexte où espace et temps sont régis par les maîtres esclavagistes, où les corps noirs sont hyperaccessibles et vulnérabilisés, les esclavagistes ont produit tout un corpus de textes qui sexualisent à outrance les personnes noires, se désolant de leur lascivité — des femmes plus particulièrement — et se plaignant de son effet délétère :


Certainement le commerce et l’emploi des Nègres produisent une grande licence des mœurs, mais c’est à cette espèce d’hommes et à leur constitution qu’est inhérent le goût du libertinage. Libres ou esclaves, chrétiens ou idolâtres, les hommes et les femmes noirs ont une propension invincible au plaisir, et la facilité de s’y livrer corrompt un grand nombre de Blancs. (Malouet, 1788)

Ce prétendu « goût du libertinage » inhérent aux populations déportées sert de justification aux violences sexuelles et à l’exploitation sexuelle de masse au cœur de l’entreprise esclavagiste. De fait, toute une historiographie, écrite en pleine conscience de pouvoir détenu sur les corps noirs, relaie cette fiction, niant la relation de domination absolue qui lie les uns aux autres. Sont déployées des notions comme la séduction et la stratégie là où il s’agissait dans l’écrasante majorité de viols, les femmes et très jeunes filles noires n’ayant absolument aucun moyen de refuser.


L’appropriation sexuelle des femmes esclaves est donc à la fois justifiée par des discours savants, légitimée par des dispositifs légaux – comme les Codes noirs – et permise du fait des us et coutumes pratiqués par les marchands, les marins et les planteurs, que ce soit au Brésil, dans les Caraïbes ou dans le sud des États-Unis. Elle structure, dès lors, l’ensemble des expériences des femmes esclaves, et ce même si certaines d’entre elles pouvaient, évidemment, subvertir ce cadre. (Gautier, 2019).



Alors qu'il existe des études sur les viols et agressions sexuelles que subirent les personnes identifiées comme hommes, dans l'aire anglophone (Foster, 2019 ; Staidum, 2007 ; Aidoo 2018), de tels travaux manquent absolument pour les Caraïbes encore françaises. Pierre Dessalles dans "La Vie d'un colon à la Martinique au XIXe siècle : 1842-1847" y fait allusion. Les corps noirs donc, tant par le travail, les tortures/les punitions et la violence sexuelle, ont été construits dans les Caraïbes comme lieux de surveillances, de contrôles, d’hypersexualisations et de violences multiples. C’est un héritage que nous portons. 

I Intimité et régimes de surveillance

Dans cette première partie, je souhaite soulever la question de l’enchevêtrement des régimes de surveillance, de l’imbrication entre surveillance, violence raciale et sexualisation et la manière dont le régime d’atteinte à l’intime et d’hypersexualisation par la suprématie blanche et ses relais s’est appliqué jusqu’à nos jours sous une pluralité de modalités en France.
La diffusion récente de l’enregistrement d’une intervention de la BravM en répression du mouvement contre la réforme des retraites a de nouveau montré au grand public l’intrication des violences d’État racistes et des violences sexuelles/sexualisées, atteintes à l’intimité. (Perrotin, 2024)
Historiquement, l’hypersexualisation des personnes noires a notamment produit ce que la féministe noire Patricia Hill Collins nomme des controlling images (Hill Collins, 2000) que je traduirais ici par "archétypes normatifs". Les archétypes normatifs travaillent notamment à justifier les violences qui se déploient sur les subalternes, à enfermer dans des lieux communs, et écraser la complexité des vécus.
Au cours de mes années de développement jusqu'à l'âge adulte, j’ai expérimenté sous présentation masculine — tantôt surmasculinisée tantôt féminisée par les regards extérieurs — des régimes de surveillance et d’intrusion dans l’intime exercées pêle-mêle par l’école, les vigiles de magasins, videurs boite de nuit, police, l’armée, le pouvoir médical, des populations blanches. J’ai été construite à la fois comme une menace — l’insécurité incarnée — et un objet hypersexualisé mais non désirable.
Les archétypes normatifs tendent à nier la subjectivité, l'individualité et l’expérience personnelle. Chez moi, ils ont très tôt atteint durablement la propre perception que j’avais de moi-même.
Enfant, je vais régulièrement découvrir que des gens que je ne connais pas du tout — à l’école par exemple — m’identifient, me regardent, commentent, parlent de moi. Je vis sous un régime scopique 
(Hall, 2019) auquel je ne peux échapper et cela génère chez moi un profond sentiment de vulnérabilité.
Je subis des microagressions et agressions plus ouvertes, majoritairement sexualisées. Blagues, insultes, surnoms, mains dans les cheveux, fouille, attouchement, passage à tabac. À l’époque, dans les Flandres rurales et périurbaines des années 70-80, ma présence ultraminoritaire et ma circulation dans l’espace public sont à la fois insignifiantes, méprisées, hypervisibles et difficilement supportables pour la population majoritaire.
En parallèle, j’ai reçu de fortes injonctions à la discrétion. Pourquoi ?
C’est tout d’abord assez commun aux personnes dont l’histoire est marquée par la migration. C’est un produit du régime colonial de surveillance et/ou de répression ; comme il n’était pas tellement possible d’y échapper, il fallait s’y soumettre ou au moins feindre de s’y soumettre. Par ailleurs, la Guadeloupe
à l’époque de l’enfance de ma mère tout comme à celle où je l’ai fréquentée enfant — est le théâtre d’un puissant régime de surveillance sociale mutuelle, d'interconnaissance, de commérages, caractérisé par le couple respectabilité/réputation ( Wilson, 1969 ; Mulot, 2000 ; Chonville, 2018 ). Ce régime est souvent mobilisé pour expliquer les dynamiques queerphobes et l’exclusion forte dont elles peuvent être porteuses.
Mon père lui est un pur produit du monde des mines de charbons, des corons du Nord de la France qui se caractérisaient par une gestion patronale paternaliste et un système sociospatial porteur de contrôle et de surveillance lui aussi. Bien qu’incomparable avec une société esclavagiste, ce système entretient avec lui des liens de filiations longtemps occultés. On y retrouvait un régime de surveillance mutuelle et de commérages, addossé là aussi sur l’interconnaissance.
À 16 ans, je tente, dans le cadre scolaire, de performer les signes extérieurs d’attachement et de tendresse amoureuse hétéro tel que j'ai vu d'autres couples adolescents blancs le faire. Je rêve de sortir ainsi de la marge, d'accéder à une forme de normalisation en devenant aimable et désirable. La fille blanche avec qui je suis en relation et moi devenons plus visibles que jamais. La criminalisation, les sanctions qui en découlent sont immédiates et très fortes : surveillance, enfermement, intrusion, restriction, violation de nos échanges personnels.
Ce qui structure cette expérience traumatique n’est pas l’opposition entre hétéro/non hétéro et cis/non cis mais entre blanc/non blanc. Mon frère lui, a été exclu du circuit général en fin de 5ème : il avait été inscrit sur son bulletin qu’il « s’intéresse davantage aux filles qu’à son travail. » Même si nous le comprenons mal à l’époque, une vision raciale genrée sexualisante scarifie nos parcours.
Au fil du temps et des violences, j’intègre une pratique d’auto-surveillance et je systématise plus ou moins consciemment des pratiques de soustraction à la surveillance d’autrui, pour me mettre temporairement à l’abri du climat de "guerre". Je ne pense mon corps qu’au travers de cette insécurité permanente. Le trouble qui m’anime – je suis désalignée de la masculinité et j’aime les femmes — est vécu comme une anomalie de plus qui accentue ma souffrance psychique. La violence de la suprématie blanche touche et obture l’intime. Corps et sensualité deviennent des risques énormes voire des impossibilités.
Dans un autre registre, je pense d’ailleurs que la fascination morbide pour le spectacle des crimes policiers tient à l’accès radical à l’intimité non blanche en chute libre dans la terreur que ce spectacle procure.
Je conclurai cette partie avec une anecdote illustrant la nature multiple et changeante des identités sociales ainsi que la constance de la violence. Il y a deux ans en pleine après-midi, j’attends avec un ami noir le bus pour aller vers le centre ville de Nantes. Arrivent des camionnettes de CRS dans un défilé ininterrompu devant l’arrêt de bus. Certains CRS me fixent lourdement. À un moment, une camionnette passe et je vois à l’intérieur du véhicule un CRS à l’arrière se pencher hilare vers ses collègues en me regardant, et là j’entends cette phrase, amplifiée par le système haut parleur de son véhicule : « Ah putain, elle est bonne !! » Lui et ses collègues éclatent de rire. Tout le monde dans la rue a entendu la remarque. Je me sens à la fois humiliée et très en danger.
Cette scène est l’actualisation publique spectaculaire de mon changement de position sous le régime policier de contrôle des corps du fait de ma transitude. Je demeure sous surveillance ; seules les modalités d'humiliation ont varié. Le régime de surveillance veille et revient intruser, sexualiser, violenter.

II Géographies lesbiennes noires

En 2015, à Londres j’interviewe Ingrid Pollard, photographe lesbienne anglaise afrocaribéenne et je l’interpelle sur sa série Pastoral interlude qui résonne avec mon histoire. Elle y photographie de personnes noires dans la campagne anglaise :


S'il t'est impossible de ne serait-ce que voir d'autres noir·es, si tu es le ou la seul·e noir·e quelque part, c'est rude, c'est éprouvant. Hors des zones urbaines, c'est une toute autre expérience. J'ai le souvenir de vacances avec mes parents – nous partions rarement en vacances – je pouvais jouer avec d'autres enfants, blancs... (… ) Ce n'est qu'une fois adulte, en voyageant avec des amies blanches, lesbiennes, que j'ai commencé à réfléchir à la manière dont les gens peuvent avoir des réactions sans-gêne vis-à-vis des noir·es. Si je vais en vacances à la campagne, pendant une semaine entière je ne croise que des blanc·hes ; c'est perturbant, ça met tes nerfs à rude épreuve. Ces blanc·hes, elleux, iels regardent la télé, lisent des journaux et voient beaucoup de noir·es en fait. C'est par ce moyen-là qu'ils se forment une idée des noir·es: des footballeurs, des criminels, leur amour pour la musique d'Ella Fitzgerald, que sais-je encore... Leur subconscient est rempli de noir·es... Par contre, devant un·e noir·e de chair et de sang, là, c'est une autre histoire. En tant que noir.e, tu dois gérer leurs réactions, tu vois, une fascination, une curiosité extrêmement raciste qui s'exprime dans des remarques du type « Oh une noire ! Je peux toucher tes cheveux ? » (Cases Rebelles, 2015)

Ingrid explique que son expérience contrastait radicalement avec celle de ses amis lesbiennes blanches qui venaient se détendre à la campagne. L’association univoque entre campagne et repos, détente, nature se retrouve très souvent en milieu militant ; elle procède tout autant d’une méconnaissance de la diversité des expériences de vie que d'une ignorance de la diversité des réalités rurales.
Enfants, nous quittons la banlieue de Lille pour un village des Flandres françaises de 500 habitants strictement blanc à la population vieillissante, dépourvu de toute structure culturelle et très éloigné de la métropole. C’est la fin des années 70, c’est là que va se jouer une grande part de ma socialisation.
Je vais donc poursuivre en donnant quelques éléments saillants dans ce contexte du déploiement et la spatialisation des régimes de surveillance dans les sphères privées et celles de socialisation. Je parlerai de mes constructions et stratégies pour finir sur la manière dont cela nourrit, brouille les analyses du rapport à l’intimité dans une perspective lesbotrans ( Thomas & Espineira, 1998 ) noire.
Les enfants sont en écrasante majorité des garçons blancs, hormis mon frère et quelques filles. La campagne assez ennuyeuse qui nous entoure est propice aux activités physiques. Je sors peu, voire pas du tout. Je passe mon temps à l’intérieur adoptant une attitude de réclusion. Je développe ainsi des relations privilégiées avec les femmes de ma famille comme ma mère ou ma grand-mère et avec les activités considérées classiquement comme féminines : rangement, nettoyage, repassage, tricot, garde d’enfants, etc. L’extérieur est synonyme d’inconnu, de danger, de menace. Pourtant, l’effraction dans l’intimité existe aussi à la maison où notre père incarne la surveillance et l’intrusion raciste, viriliste, homophobe permanente.
Mon grand frère qui passe son temps dehors y construit une image déformée de moi. Plutôt que de trahir la part de féminité dont il est témoin, il valorise et mythifie ce qu’il identifie comme un attribut positif selon ses critères de masculinité en construction — ma capacité à me battre. Selon moi, cette publicité, qui n’est pas exactement mensongère, se fait pour notre sécurité collective et atteste d’une préoccupation qui modèle fortement nos performances de genre.
Avec ma mère nous vivons des microagressions racistes dans l’espace public, dont celle des cheveux comme le mentionne Ingrid Pollard. Nous n’en parlons jamais. Et je pense qu’elle nous cache tout ce qui lui arrive quand elle est seule.
Ces expériences sont à l'opposé de ce que j’expérimente avec mon père. Lui nous entraîne souvent, mon frère et moi, dans les cafés du village ou des alentours : ce sont des espaces de socialisation des hommes de classe très populaire exclusivement blancs. Lui y est très bien accueilli, contrairement à nous que l'on dévisage, inspecte. Mon père exhibe à travers nous son rapport intime avec une femme noire, dont la présence n’est pas envisageable dans ces mêmes lieux. Cette parade, sans risque pour notre père, est quelque peu coloniale ; nous sommes des spécimens, des trophées. Nous ne sommes tolérés que temporairement, grâce à lui. J’en aurais la confirmation en tentant d’y retourner à l’adolescence.
J’ai donc appris à pratiquer l’espace public avec une peur et une hypervigilance constantes, légitimée par le racisme ambiant et les poussées de violence raciste. Devenir une femme trans lesbienne n’a pas fondamentalement modifié des stratégies et pratiques intégrées de longue date.


Of course differences between lesbians are also important, the concept of intersectionality is particularly important in lesbian geographies. Different aspects of identity combine to shape the experiences of lesbians and their experiences need to be understood intersectionally and spatially, as complex processes that involve the mutually constituted identities that shift in space. (Browne & Ferreira, 2015)

Bien sûr, les différences entre les lesbiennes sont également importantes, le concept d'intersectionnalité est particulièrement important dans les géographies lesbiennes. Différents aspects de l'identité se combinent pour façonner les expériences des lesbiennes et leurs expériences doivent être comprises de manière intersectionnelle et spatiale, comme des processus complexes qui impliquent les identités mutuellement constituées qui se déplacent dans l'espace.(Ma traduction)

Nous transportons avec nous des rapports à l’espace et l’intimité constitués d’une pluralité d’expériences vécues et de différents territoires : ma pratique spatiale est informées par la race, le genre, mon âge, ma sexualité, mes souffrances psys, etc. et ce selon des modalités qui ne peuvent se résoudre de manière binaire. Considérer que les habitus procèderaient uniquement de l’intériorisation d’une norme majoritaire hétéronormative ou de l’anticipation de la lesbophobie, c’est ignorer la somme de ce qui constitue une expérience individuelle.
Les analyses de géographie sociale centrée sur les expériences lesbiennes majoritaires, blanches des grandes villes, de Paris/Île-de-France, cis entre 20 et 30 ans, aplatissent le réel. Il est illusoire de vouloir s’en prendre au régime scopique par le biais du paradigme de la visibilité. La prégnance de ce concept dans les luttes et les grilles d’analyses empêche de reconnaître et comprendre l’existence de stratégies de "marronnage". Les stratégies de disparition s’expliquent individuellement tout autant qu’elles font sens politiquement, d’autant plus quand elle renvoie à des intimités longtemps colonisées. Les illusions sur le potentiel de la visibilité sont fortes. Elles tendent aussi à prescrire les bonnes manières d’être lesbienne, cis ou trans, en France, en Europe, en Occident. Cela peut par exemple avoir un impact sur la crédibilité de personnes qui sont dans des procédures de demande d’asile. Paradoxalement, elles rendent d’autres modes d’être au monde impossibles.

III Tir ami ou ce qu’une lesbienne trans noire devrait être selon universitaire et militants

La recherche, si elle ne se donne pas les moyens de comprendre quels sont les obstacles à l'inscription des populations marginalisées dans ses dispositifs, risque fort de produire de nouvelles marginalisation dans ses modes de déploiement, de progression et de réalisation.


Cannon, Higginbotham, and Leung (1988) conducted a study to understand why fewer Black women are represented as research participants. They identified the following concerns, “skepticism about the purpose of the research, worries about protection of anonymity, and structural obstacles, such as less free time” (p. 9). These may have been reasons for transgender women of colour not participating in the current study. In addition, Cannon et al. noted that white women have less fear of being exploited in research, and a fear that the results will not be representative of their experiences. (Lefebvre, 2020)

Cannon, Higginbotham et Leung (1988) ont mené une étude pour comprendre pourquoi les femmes noires sont moins représentées parmi les participantes à des études. Ils ont identifié les préoccupations suivantes "scepticisme quant à l'objectif de la recherche, inquiétude quant à la protection de l'anonymat et les obstacles structurels, tels que le manque de temps libre » (p. 9). Ces raisons peuvent expliquer pourquoi les femmes transgenres de couleur n'ont pas participé à la présente étude. En outre, Cannon et al. notent que les femmes blanches craignent moins d'être exploitées dans la recherche et craignent que les résultats ne soient pas représentatifs de leurs expériences. (Ma Traduction)

Mon expérience de participation à une recherche universitaire, en tant que femme trans lesbienne, a non seulement abouti à une violation de mon anonymat mais aussi donné lieu à des analyses blessantes et fausses sur mon rapport à la visibilité. En effet, l'analyse qui a été faite des manifestations d’intimité dans l’espace public méconnaissait radicalement les dynamiques qui ont été évoquées précédemment et qui conditionnent fortement mon rapport à l'espace dit public.
Or, un nombre important de données sociologiques, historiques, etc., doivent être prises en considération pour comprendre ce qui apparaît ou non de l'intimité dans l'espace public. L'analyse d'informations aussi minces et ambivalentes que les manifestations publiques d'affection - se tenir la main, s'embrasser, s'enlacer - exige une perspective intersectionnelle fine. S'en priver et considérer que ces démonstrations permettraient - de manière universelle, intemporelle et univoque - de prendre la mesure de l'épanouissement lesbien ne peut que porter atteinte à la manifestation du réel et à sa compréhension.
Par ailleurs, les effets d'affichage ne sont jamais intrinsèquement révolutionnaires ou progressistes ; ils peuvent tout autant participer d'une mise en conformité normée. Il est problématique de les considérer d'emblée comme une donnée probante par rapport aux questions de sexualité, en omettant qu'être une femme lesbienne n'est qu'une partie d'une identité globale, dans laquelle d'autres éléments bien plus constitutifs comme la race ou la classe surdéterminent le rapport à l'espace public.
De cette expérience de participation à une recherche universitaire, je tire un sentiment de trahison, de déformation de mon existence ; qui va également blesser ma compagne, par ricochet. J'y identifie également l'épistémologie de l'ignorance telle qu'elle est théorisée par Charles Mills :

Thus in effect, on matters related to race, the Racial Contract prescribes for its signatories an inverted epistemology, an epistemology of ignorance, a particular pattern of localized and global cognitive dysfunctions (which are psychologically and socially functional), producing the ironic outcome that whites will in general be unable to understand the world they themselves have made. (Mills, 1997)

Ainsi, dans les faits, pour toute question relative à la race, le Contrat racial prescrit à ses signataires une épistémologie négative, une épistémologie de l’ignorance, un modèle particulier de dysfonctionnement cognitif local et global (mais socialement et psychologiquement fonctionnel) produisant le résultat ironique que les Blancs seront en général incapables de comprendre le monde qu'ils ont eux-mêmes créé. (Ma traduction)

Il me semble que l'attention universitaire et/ou militante constituée par l'illusion du commun et de l'affinitaire est profondément prescriptive, normative et court le risque de produire un autre régime de surveillance des intimités, d’intrusion (en plus du vampirisme).  Ce régime est perçu comme vertueux par celleux qui l'entretiennent en ne questionnant pas les nouvelles normes qu'iels produisent et célèbrent.
Par ailleurs, dans la mesure où les travaux sur ce que peut être une lesbienne trans noire manquent absolument, le risque c'est d'être réduite à l'élément que les chercheur
·euses pensent maîtriser : ou femme ou lesbienne ou queer ou trans, dans un nous universalisant qui s'abstient d'intégrer ce que le cumul complexifie.
La généralisation par l’item problématique « racisé » n'est pas non plus satisfaisante.
De plus, faute de (re)connaître la complexité des populations noires nous sommes constamment confronté·es à des clichés, souvent issus de la culture nord-américaine, des analyses plaquées ainsi que des références prétendument positives qui procèdent en réalité de la fétichisation et donc de nouveaux archétypes normatifs.
Les femmes trans noires sont constamment assignées à la culture ballroom, notamment à Pose, une série informée par le regard blanc cis masculin de son créateur Ryan Murphy. Elle est coloriste, grossophobe, manifeste souvent une certaine haine des femmes noires et construit de surcroît les lesbiennes noires, cis ou trans, comme inexistantes.
Comment cet archétype normatif peut-il me rattraper régulièrement ? En voici un exemple.
Je suis l'une des invitées d’une émission de radio lesbienne sur les lesbiennes trans. Je suis la seule femme trans noire (et non-blanche) ; or on me fait intervenir en dernière position alors qu'il reste un temps de paroles très limité. L'animatrice de l'émission va trés rapidement mobiliser la série Pose dans la conversation, alors que rien ne le justifie, et va de surcroît demander à une autre femme trans invitée de s'exprimer sur la série, me privant ainsi de temps de parole alors qu'il était déjà très réduit.
J'imagine que Pose constitue à ce moment-là une source de connaissance (l'unique ?) sur les femmes trans noires. C'est exactement ainsi que fonctionnent les archétypes normatifs et l'épistémologie de l'ignorance. Je n’avais pourtant que quelques minutes pour m’exprimer sur un vécu sans le moindre rapport avec cette série. Le résultat est donc une silenciation magistrale de mon lesbianisme, un rappel à l’ordre hétéronormatif. Ce refus d'entendre, de laisser exister une réalité complexe, en lui substituant un ou des clichés, c'est tout à fait ainsi que fonctionne l'épistémologie de l'ignorance.

Les actrices de Pose ou Laverne Cox sont des exemples parmi d’autres de figures culturelles qui procurent une grammaire beautécratique, clinquante, confortable qui permet de faire l'économie d'une écoute et d'une tentative de compréhension véritables. Ces images pré-digérées sont les butins d’une guerre de captation culturelle où l’investissement dans l’image et les archétypes dispensent d’interagir avec les réalités des personnes trans noires qui sont près de soi, dispense de les voir les entendre.
Tout cela est aussi lié à la prégnance du paradigme de visibilité et au type de visibilité créé par les représentations autorisées par la culture dominante.

One of the ways that the regimes of visibility in which images of black lesbian and gay expression might be interrogated is through attention to what those regimes dictate must be hidden in order for black lesbian and gay images to appear as such. (Keeling, 2005).

L'une des façons d’interroger les régimes de visibilité dans lesquels les images de l'expression des lesbiennes et des gays noirs est de prêter attention à ce que ces régimes imposent de cacher pour que les images des lesbiennes et des gays noirs apparaissent comme lesbiennes et gays. (Ma traduction)

Ces constructions monolithiques, stéréotypées et fétichisantes d’un sujet « femme trans noire » sont des obstacles à la connaissance scientifique précise de nos existences et elles nourrissent également des mimétismes et de l'auto-enfermement exotisant. Elles mènent également à la surreprésentation des femmes trans noires hétéras.
Un autre exemple d’approche non scientifique et de généralisation abusive c’est la mobilisation des chiffres de mortalité des femmes trans noires ou non blanches aux États-Unis ou au Brésil pour expliquer nos réalités.
Par ailleurs une forte fétichisation des figures lesbiennes noires par la culture lesbienne blanche — participe à la fois de la dynamique épuisante de prédation des histoires, pensées et cultures noires mais aussi produit de fortes injonctions essentialistes ; on doit forcément aimer Audre Lorde, Angela Davis, Joséphine Baker, vouloir être représentées par elles comme si ce n’était pas des individues avec des positions politiques, sociales, etc.
Alors que les recherches devraient venir corriger les dynamiques de surveillance, de prescription, de violence épistémique, restituer de la complexité, elles constituent pour l’instant plutôt un risque, de l’intrusion et du rappel à l’ordre. Cela n’est pas sans lien avec les identités des personnes à qui l’on donne la possibilité de faire des recherches ; et à l’identité de celles qui sont destinées à demeurer des objets d’étude, qui plus est mal étudiés.

Bibliographie

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